Julien II Chapters 5-6
Chapitre 5
Première leçon
Au petit déjeuner, Julien évita soigneusement de faire allusion aux écarts de conduite de Dillik. Sa faute était de celles qui portent en elles-mêmes leur propre châtiment, et il était partisan de laisser à l'imprudent une chance de corriger ses erreurs sans qu'on en prenne prétexte pour un harcèlement inutile. Le reste de la compagnie eut le bon goût de suivre son exemple et fut récompensé par la réapparition, sur son aimable frimousse, du sourire habituel.
- Où est-ce qu'on va, maintenant ? finit-il par demander en léchant ses doigts enduits de marmelade.
- Je pense, si Tannder est d'accord, que vous allez faire un petit tour du côté de Dak Manarang. Ça te permettra de dire un petit bonjour à ton père. Je vous accompagne jusque là, et après, j'ai des choses à faire avec Aïn.
Les choses en question étaient en fait un entraînement à l'usage des klirks. Il devenait urgent, maintenant qu'il était libre de voyager avec une certaine discrétion, que Julien maîtrise au mieux l'usage de son Don de Passeur ainsi que le réseau complexe de klirks reliant quantité de points des Neuf Mondes. Il pouvait difficilement souhaiter un meilleur instructeur que son ami pour l'initier à son Art, même si sa seule tentative s'était soldée par une catastrophe qui avait bien failli leur coûter la vie.
Ce n'était pas sans raison qu'on avait repoussé cet apprentissage et, sachant ce que lui avait révélé le Neh kyong Tchenn Ril, Julien ne pouvait que s'en féliciter. Mais maintenant qu'il était débarrassé de cette marque qui le rendait facilement repérable à chaque usage d'un klirk, il était temps de combler cette lacune. C'était d'autant plus important que, si un Maître Passeur comme Aïn pouvait sans difficulté convoyer un groupe d'une quinzaine de personnes dans le réseau balisé des klirks, il était incapable de transporter, sans l'appui d'une force complémentaire, plus de deux ou trois personnes hors des chemins tout tracés. Il l'avait fait une fois en s'appuyant sur le Don non maîtrisé de Julien, mais l'affaire avait été très délicate et avait déclenché des phénomènes impossibles à contrôler qui avaient valu au plus grand Passeur de son temps le sobriquet d'Aïn le Bruyant. De plus, il était inconcevable que Julien, s'il devait exercer pleinement ses fonctions d'Empereur du R'hinz, ne soit pas pleinement maître de ses déplacements.
Aussi, lorsque toute l'équipe, qui incluait maintenant Niil et Karik, eut été accueillie à Dak Manarang par Maître Dendjor, Aïn entraîna Julien vers le klirk de l'entrepôt principal où Xarax les rejoignit discrètement.
- La première étape, expliqua le Passeur, ne comporte aucune difficulté. Il suffit à n'importe quel Passeur de regarder un peu attentivement le motif de ce klirk et de penser ''tchoktseh'' pour être transporté à la Table d'Orientation. C'est ce que vous allez faire. Xarax est sur votre épaule, et vous posez votre main sur ma nuque, vous allez donc nous emmener avec vous.
Julien regarda la plaque de métal gris, pensa ''tchoktseh'', c'est à dire ''table'' et le monde changea aussitôt autour d'eux. Ils se trouvaient sur une vaste esplanade circulaire bordée d'un muret suffisamment bas pour que le regard puisse se porter alentour sur un paysage de collines verdoyantes, très semblable au bocage normand. Un vent d'une douceur printanière, chargé de senteurs d'herbe et de fleurs poussait dans un ciel d'azur profond de petits nuages de beau temps.
- Oh ! Qu'est-ce que c'est que ce monde? On dirait la Terre !
- C'est plutôt l'idée que vous vous faites de votre monde. Chaque passeur voit la Table dans le décor qui lui convient. En réalité, nous ne sommes nulle part. Nous avons disparu de Dvârinn, mais vous n'avez pas encore déterminé le lieu où nous allons réapparaître. Et nous sommes aussi en quelque sorte hors du temps. Il peut nous sembler que nous demeurons un long moment ici, mais la durée écoulée n'aura aucune contrepartie dans ce que nous appelons l'Univers Manifeste, c'est à dire la réalité telle que tout le monde la perçoit. En fait, ce lieu a de nombreux points communs avec la Chambre-Ailleurs que vous utilisez avec Maître Subadar. La principale différence, c'est que la Table d'Orientation est un élément immuable et commun à tous ceux qui s'y rendent.
- On dirait qu'il n'y a pas beaucoup de trafic. On n'a encore croisé personne.
- En fait, il y a probablement un bon millier de Passeurs qui transitent avec leurs passagers en ce moment-même. Mais nous ne pouvons ni les voir, ni interférer avec eux, pas plus qu'ils ne peuvent nous voir ou interférer avec nous. Nul ne peut vraiment décrire ''comment'' cet endroit est hors de l'Univers Manifeste. Certains affirment que c'est parce qu'il n'y existe pas l'équivalent du temps ordinaire, d'autres inclinent à croire qu'en fait c'est l'espace qui serait en cause. L'essentiel pour notre propos est de savoir que chaque Passeur ''recrée'' en quelque sorte pour lui-même et ceux dont il a la charge, la réalité infrangible de la Table.
- Infrangible ?
- Une réalité qu'on ne peut ni altérer ni détruire de quelque façon que ce soit. Elle ne se modifie que lorsqu'un nouveau ''klirk d'accès'' est créé. En fait, la Table ''est'' l'ensemble des klirks. Le métal ou la pierre où sont gravés les symboles des klirks n'ont aucune importance. Et si l'on veut être plus exact encore, les symboles eux-mêmes ne font que rendre accessible à notre perception la nature vraie des klirks. Mais tout cela n'est pas essentiel pour notre propos. Toutes ces lignes que vous voyez gravées dans la pierre des dalles, et qui se croisent apparemment dans un complet désordre, sont en fait comme une carte qui indique, en quelque sorte, les chemins que doit parcourir le Passeur pour se rendre à destination.
- Une carte ! Mais il n'y a pas une seule indication ! Chez nous, on appelle ça une carte muette et en général c'est utilisé par un professeur pour embêter ses élèves.
- Je vois à peu près ce que vous voulez dire. Maintenant, si vous voulez bien vous retourner...
Julien fit demi-tour et se retrouva face au muret d'enceinte, mais celui-ci semblait s'être dissous sur une largeur d'environ trois mètres et, au lieu du paysage de la terre, Julien se trouvait face à l'intérieur de l'entrepôt qu'ils venaient de quitter.
- Maintenant, si vous voulez bien faire un pas de côté et quitter la ligne qui se trouve juste sous vos pieds...
Aussitôt, l'entrepôt disparut pour faire de nouveau place au même muret et au paysage paisible de Normandie.
- Voilà. Si vous revenez sur la ligne. Comme cela... L'entrepôt réapparaît. Si vous reculez de quelques pas... Le mur retrouve sa consistance et l'entrepôt disparaît. Vous constaterez aussi qu'à l'endroit où l'entrepôt apparaissait se trouve gravé un symbole qui est en fait celui du klirk de l'entrepôt. Vous voyez aussi, de chaque côté, d'autres symboles qui correspondent à d'autres klirks et d'autres destinations, mais si vous tentez de quitter la ligne sur laquelle vous êtes pour vous rendre devant un de ces symboles, rien ne se produira. Pour passer d'un klirk à l'autre, il vous faut suivre la ligne sur laquelle vous vous trouvez jusqu'à une bifurcation où vous changerez de direction, puis encore peut-être deux ou trois autres jusqu'à la ligne correspondant à votre destination.
- On se croirait dans le Métro.
- Je ne sais pas ce qu'est le Métro dont vous parlez, mais la table est assez semblable à un réseau de routes et de chemins totalement dépourvu de raccourcis.
- Mais comment est-ce qu'on se repère ? Il doit y avoir des milliers de destinations ! Et en plus, on part à chaque fois d'un endroit différent.
- C'est vrai. Mais si vous pensez avec suffisamment de concentration au symbole du klirk que vous voulez atteindre, la ligne et les différents embranchements qui vous y mènent deviennent en quelque sorte plus ''nets'' que ceux qui les entourent.
- Encore faut-il savoir à quoi ils ressemblent, ces klirks.
- C'est une des raisons pour lesquelles il faut si longtemps pour devenir un Maître Passeur.
- Mais ça va me prendre des années !
- Non, parce que vous allez tricher.
- Tricher ?
- Vous allez utiliser la mémoire de Xarax. Il les connaît, lui, ces klirks, et il peut vous en communiquer l'image. C'est l'une de ses nombreuses fonctions. Au fils des ans, vous finirez par mémoriser un certain nombre de klirks, mais lui garde en mémoire la totalité du réseau et je l'aiderai à mettre à jour son inventaire qui s'est un peu périmé depuis votre première disparition. Nous allons essayer tout de suite. Je vous propose de faire une visite au klirk où vous avez débarqué pour la première fois sur Dvârinn.
- Xarax, tu te souvient de ce klirk ? C'est celui que j'avais dessiné dans ma chambre, sur la Terre.
- Bien sûr, que je me souviens. Voilà.
L'image compliquée apparut clairement dans l'esprit de Julien et, dans le même temps, le chemin à suivre devint évident, de la même façon que, sur l'Aire du Palais, le choix des dalles par lesquelles il devait passer avec ses compagnons était parfaitement clair. Rapidement, ils s'approchèrent d'une portion de mur où se trouvait effectivement gravé le symbole en question et, lorsqu'il perdit sa substance, ils se trouvèrent devant les buissons épineux de la région de Tchenn Ril. La lumière disait qu'on devait être proche de la fin du jour. Après avoir hésité un instant, Julien se décida et franchit l'enceinte de la Table pour poser le pied sur le métal gris du klirk. Aussitôt il sut qu'il était vraiment dans ce coin perdu de l'île de Djannak. L'odeur de la végétation le ramena brusquement quelques mois auparavant alors qu'il s'efforçait de rejoindre ses amis. Se retournant, il ne fut pas surpris de ne rien voir d'autre que les buissons alentour. La Table et son monde idyllique avaient disparu.
- Et maintenant, comment je fais pour repartir ?
- Vous recommencez comme la première fois. Vous dites ''tchoktseh''.
C'est ce qu'il fit, les transportant instantanément sur la Table d'Orientation.
- Avant que nous ne quittions cet endroit, j'aimerais que vous m'expliquiez une chose. Vous m'avez dit qu'il y avait des milliers de destinations possibles et chacune est gravée sur le mur. Mais comme je les vois, là, elles sont espacées de plus d'un mètre. Jamais on ne pourrait en graver autant sur ce mur. Il ne doit pas faire plus deux ou trois cents mètres en tout.
- C'est bien observé, vous avez raison. Il faut vous souvenir que ce que nous voyons est une représentation d'une réalité infiniment plus vaste et complexe. C'est la façon la plus pratique pour l'esprit d'appréhender cette complexité. En réalité, ce mur n'a pas de longueur définie, pas plus que les lignes qui servent de chemins. Par contre, les bifurcations et les symboles correspondent à des... à des opérations à effectuer pour s'orienter vers la bonne destination. Le nombre de symboles que ce mur peut accueillir est proprement illimité. Maintenant, je suggère que nous rentrions à Dak Manarang. Nous étudierons d'autres aspects de l'Art du Passage quand vous aurez suffisamment maîtrisé celui-ci.
Sans qu'on le lui demande, Xarax fit apparaître dans l'esprit de Julien le symbole correspondant et celui-ci suivit sans hésiter le chemin qui menait à l'entrepôt. Lorsqu'ils en sortirent, ils trouvèrent leurs compagnons encore réunis dans le bureau où Maître Dendjor leur montrait avec fierté les plans de son nouveau commandement avant de les emmener visiter le chantier.
- Vous avez oublié quelque chose ? Demanda Ambar.
- Non, nous en avons terminé pour aujourd'hui.
- Déjà ! Vous n'êtes pas partis cinq minutes !
- On travaille vite. Mais si vous voulez, on peut vous laisser un petit moment.
- C'est pas ce que je voulais dire.
- Je sais. Mais là où on est allés, le temps passe différemment. On a eu tout le temps de faire ce qu'on devait.
- J'étais en train de montrer à Sire Niil les plans du nouveau trankenn de Sire Tahlil, expliqua Maître Dendjor. C'est une vraie merveille, bien différente des monstruosités à la mode. C'est un navire vraiment taillé pour la vitesse et le combat en même temps que pour le très, très gros temps.
- Pour le combat ?
- Il faut bien se faire respecter des pirates.
- Il y a des pirates sur Dvârinn ?!
- Là où il y a un commerce maritime, il y a des pirates. Toujours. C'est le rôles des Premiers Sires de veiller à maintenir leurs méfaits à un niveau minimal. Mais le Miroir de l'Empereur se doit d'être particulièrement redoutable et d'intervenir à l'improviste, là où on l'attend le moins. En général, les Premiers Sires répugnent à risquer leurs beaux trankenns dans des combats parfois meurtriers. Ils laissent ce genre d'activité à leurs vassaux, qui se dédommagent en récupérant les prises des pirates capturés. Mais il semble que Sire Tahlil ait une autre idée de la marche à suivre.
- Vraiment ?
- Vraiment. Il prétend que cette façon de faire est le signe d'une décadence. Cela autorise pratiquement toutes les formes de compromission ou de corruption. On a même murmuré que les méthodes de certains de ces chasseurs de pirates diffèrent assez peu de celles de leur gibier. En d'autres termes, ils rançonnent les armateurs sous prétexte de les protéger. C'est moins dangereux que de combattre des brigands aguerris et cela peut être tout aussi lucratif.
- Et Sire Tahlil espère changer ça ?
- Il n'en sait rien, mais il refuse de perpétuer le système.
- Il ne va pas se faire que des amis.
- Certainement pas, non. Mais il aura la sympathie de tous les marins honnêtes de Dvârinn. Il a déjà la mienne, en tous cas.
- Bien. Mais dites-moi, vous allez prendre le commandement de ce magnifique vaisseau, mais qu'en pense le commandant de son Trankenn Premier ? Il n'est pas jaloux ?
- Oh non ! Maître Daldehar est heureux de garder son navire. Il va devenir Premier Capitaine de la compagnie qui se forme actuellement et il aura en conséquence un salaire bien plus intéressant. De plus, il se fait vieux et la chasse aux pirates ne le tente plus guère.
- Si tout le monde est content, moi aussi. Je suppose que vous ne refuserez pas de nous faire visiter cette merveille.
- J'allais vous le proposer.
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Julien s'attendait à visiter une charpente en construction dans un bassin à sec, mais il eut la surprise d'être guidé vers un quai où était amarré un vaisseau auquel on était en train de poser ses mâts et dont l'accastillage était déjà bien avancé. Le bâtiment avait déjà fière allure et s'il n'atteignait pas les proportions gigantesques du Trankenn Premier des Ksantiris, il était tout de même d'une taille impressionnante. De plus, il y avait dans son aspect général quelque chose qui suggérait immédiatement qu'il serait extrêmement dangereux de le défier. Sa vocation martiale sautait aux yeux.
- Il est splendide ! Mais vous avez fait rudement vite.
- Sire Tahlil s'est montré très persuasif. Il a ajouté de sa poche au prix convenu une prime pour chaque semaine gagnée sur le programme. Les meilleurs artisans se battent pour être admis à participer aux travaux ! Les autres chantiers sont verts de rage. Il a aussi instauré de lourdes pénalités pour tout accident corporel. Il ne tenait pas à ce que d'honorables petits patrons se transforment en meneurs d'esclaves. De plus, il semble connaître le métier au moins aussi bien que les artisans eux-mêmes et il n'a pas peur de ramper dans les endroits les plus difficiles d'accès pour vérifier la qualité du travail.
- Et vous comptez être prêt dans combien de temps ?
- Je pense que nous pourrons naviguer d'ici une quarantaine de jours. Les voiliers sont en train de terminer sa garde-robe et, au train où vont les choses, le gréement sera complet d'ici trois ou quatre jours. Les aménagements intérieurs pourront éventuellement se poursuivre un moment pendant les premières semaines de navigation et le transbordement des services administratifs des Rent'haliks va commencer dans dix jours. Je suis en train de recruter les officiers et j'ai déjà fait paraître un appel à l'engagement qui est actuellement affiché dans tous les ports du Domaine Rent'halik. Le chargement et l'arrimage des denrées non périssables est en cours sous la direction d'un Maître de cale particulièrement compétent. C'est essentiel pour assurer la bonne assiette du bâtiment, bien qu'il sera certainement nécessaire de refaire une partie du travail après la première croisière d'essai.
Niil, qui avait jusque là écouté en silence, soupira :
- J'aimerais bien pouvoir échanger le Trankenn des Ksantiris contre un vaisseau comme celui-ci. Malheureusement, mon arrière grand père a particulièrement soigné sa construction. Il est pratiquement indestructible ! Je ne peux même pas faire comme vous, et le transformer en vaisseau de commerce, la moitié du clan y a plus ou moins élu domicile, du moins ceux qui sont assez intelligents pour ne pas vouloir se donner des airs de grandeur en possédant leur propre trankenn. Maître Dendjor, je vous souhaite beaucoup de plaisir à commander cette beauté.
- Je vous remercie, Sire Niil. Et le Trankenn Premier des Ksantiris est un beau vaisseau. C'est vrai qu'il est un peu grand, mais il a été construit avant l'apparition de ce style absurde et boursouflé qui voudrait passer pour de l'élégance. Sire, ajouta-t-il en se tournant vers Julien, j'hésite à vous proposer de faire le tour du propriétaire. Je sais que ce genre de chose peut être terriblement ennuyeux pour qui n'est pas particulièrement passionné par les bateaux.
Julien était passionné par les bateaux. Il se laissa entraîner, en compagnie de Niil, dans une visite exhaustive et particulièrement bien documentée alors que le reste de la compagnie, mené par Tannder, s'en allait vers une petite plage toute proche avec la ferme intention de profiter d'un temps splendide et d'une eau à la bonne température.
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Chapitre 6
Yiaï Ho
Tout au fond de la cale du vaisseau, Maître Dendjor expliquait à ses deux visiteurs attentifs l'ingénieux système de rééquilibrage dynamique du lest principal lorsqu'il fut interrompu par un jeune coursier hors d'haleine :
- L'Honorable Maître Tannder envoie ses compliments et sollicite la Présence de Sa Seigneurie dès que celle-ci le jugera opportun.
Il ne fallait pas être très subtil pour comprendre que Tannder avait une urgence et que le mieux était de le rejoindre au plus tôt. Aussi se laissèrent-ils guider à travers le dédale des ponts et des coursives jusqu'au pont principal où les attendait le reste de l'équipe encore un peu humide de sa baignade interrompue. Les entraînant un peu à l'écart, Tannder les informa de la raison de cette convocation un peu abrupte :
- Sire, je viens de recevoir un message de Maître Subadar. Il a fini, malgré vos recommandations, par montrer à votre père l'arme prise sur l'assassin de la Tour. Il n'a bien-entendu fait aucune allusion à un quelconque attentat, ni même au fait qu'il s'agissait d'une arme, mais lui a simplement demandé si, à sa connaissance, un tel objet pouvait provenir de votre monde. Après l'avoir soigneusement examiné, votre père a déclaré qu'il pouvait affirmer sans trop de risque de se tromper qu'une telle chose ne pouvait avoir été fabriquée sur Terre. Il nous a toutefois recommandé d'être prudents, car il pouvait fort bien s'agir d'une arme portative du type appelé ''grenade''. Il a aussi ajouté qu'il pouvait aussi se méprendre totalement sur la nature de l'objet, mais certainement pas sur le fait qu'il ne s'agissait pas d'un artefact de son monde et que les quelques signes gravés dans le métal ne ressemblaient, à sa connaissance, à aucune des écritures en usage sur Terre. Le fait que votre père ait deviné aussi vite la nature véritable de l'arme plaide en faveur de l'exactitude de ses autres conclusions et il nous faut maintenant tenir compte du fait que vous êtes peut-être soumis à une attaque venue de l'extérieur du R'hinz.
- Mais, je croyais qu'on n'avait aucun contact en dehors des Neuf mondes et, maintenant, de la Terre !
- C'est aussi ce que nous pensions, mais il semble que nous ayons été trouvés par quelqu'un dont les intentions sont manifestement hostiles.
- Pourtant, cette femme qui m'a attaqué, vous m'avez dit qu'elle était d'Aleth.
- Oui, et sa famille a été identifiée. Ce sont des gens honorables et qu'on ne saurait soupçonner de comploter contre l'Empereur. On a bien sûr sondé leur esprit, sans rien trouver qui contredise leurs protestations de loyauté. Le plus inquiétant est la nature de l'attaque, parfaitement ciblée sur votre personne. L'ennemi, quel qu'il soit, voulait décapiter le R'hinz et il était parfaitement au courant de votre nature unique et irremplaçable.
- Oui, d'autant plus irremplaçable qu'il n'y a plus de corps de rechange.
- En effet, et on peut penser que ceux qui ont détruit les Corps Dormants, sont les mêmes qui sont à l'origine de cette dernière attaque.
- J'espère bien ! La situation est déjà suffisamment compliquée comme ça. Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?
- Je crois qu'il faut continuer de bouger. S'ils ont pu corrompre ou contraindre le personnel de la Tour des Bakhtars, ils peuvent en faire autant ailleurs. Pour un temps, vous allez devoir séjourner uniquement dans des lieux où l'on ne vous attend pas.
- Bon. Vous croyez qu'Aïn pourrait nous inviter chez lui ?
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Aïn ne demandait pas mieux. Une visite à Sire Wahaï, le Miroir de l'Empereur sur Yiaï Ho, était plus ou moins déjà prévue, mais on décida qu'il valait mieux, pour l'instant, s'abstenir de toute publicité et toute la petite compagnie fut transportée, par Julien lui-même, vers le klirk privé de la famille du Maître Passeur. Ce fut pour lui l'occasion de sa première expérience comme Passeur pour des personnes dépourvues du Don ou, contrairement à Xarax, de la simple faculté d'appréhender le non-espace particulier de la Table d'orientation. Il se retrouva soudain à guider un groupe de zombies obéissants, manifestement inconscients de leur environnement et qui ne garderaient absolument aucun souvenir de toute l'opération. En fait, il ne les menait pas vraiment à travers l'aire dallée de la Table, c'était seulement la façon dont son esprit se représentait les opérations complexes du transfert. Les bagages, eux, suivaient d'eux-mêmes, comme attirés par le petit groupe.
Ils apparurent donc sur une colline de Yiaï Ho, tout près de la résidence d'Aïn. Eût-il été familier de l'œuvre de Tolkien, Julien aurait immédiatement pensé être arrivé chez des hobbits. En effet, bien que parvenus à un haut degré de civilisation et détenteurs d'une culture particulièrement raffinée, les passeurs avaient conservé le goût de la tanière qui abritait à l'origine ceux de leur espèce. Aussi leur habitat tendait-il, à chaque fois que la chose était possible, à s'enfouir en partie et à se fondre dans le paysage. De même, leur société groupait les familles en vastes clans où chacun trouvait sa place en fonction de critères absolument incompréhensibles à un humain et où les relations purement génétiques n'avaient qu'une place subsidiaire. En d'autres termes, les adultes qui élevaient un jeune passeur n'étaient pas forcément ses parents par le sang bien qu'il soit considéré par tous et par lui-même comme leur fils ou leur fille.
Du fait des dernières évolutions de la situation, Julien avait fait disparaître ses Marques et se tenait un peu à l'écart. Il eut la satisfaction, après les premières minutes d'échange de politesses et de nouvelles entre Aïn et les membres de son clan, de se voir approcher sans la moindre crainte par un jeune passeur qui n'était guère plus grand qu'un chiot. Il reconnut aussitôt l'attitude caractéristique que ceux de son espèce adoptaient pour solliciter la communication et s'accroupit pour poser sa main sur le pelage soyeux et argenté de la nuque du petit.
- Tu viens pour servir ?
- Servir ? Non, je suis un invité de Maître Aïn. Et toi, qui es-tu ?
- Je suis Yalil Wilah ek Aïn. Tu me dois le respect. Mon père, c'est le Grand Maître Aïn. Tu sers le Sire Niil des Ksantiris ?
- Je ne sers personne. Sire Niil est mon ami.
- Et le Noble Frère Ambar, c'est aussi ton ami ?
- Oui.
- Et Karik shel Tannder, c'est le disciple de Maître Tannder ?
- Oui.
- Et Dillik, c'est lui qui vous sert ?
- Non.
- Et toi, tu es qui ?
- Moi, je suis Julien.
- Pourquoi tu es là, si tu sers personne ?
- Tu me promets de ne pas le répéter ?
- Pourquoi ?
- Tu ne sais pas garder un secret ?
- Bien sûr que si ! Mais pourquoi tu veux pas que je le répète.
- Parce que si tu le dis aux autres, je n'aurai plus un instant de tranquillité.
- D'accord, je le répéterai pas.
- Eh bien, Maître Aïn m'a invité parce que moi aussi je suis un maître, dans ma spécialité.
- Et c'est quoi, ta spécialité ?
- Les chatouilles !
Le jeune curieux eut un sursaut et tenta de se dégager, mais Julien le renversa sans difficulté sur l'herbe et entreprit de lui administrer au bas des côtes le type d'agaceries que seul un primate aux doigts agiles peut infliger avec autant de maestria. Ses glapissements hystériques attirèrent aussitôt l'attention de son père qui, évaluant d'un coup d'œil la situation, décida de l'abandonner à son sort. D'ailleurs, ses protestations, qui n'étaient que pour la forme, cessèrent dès que Julien cessa de le chatouiller pour le gratter doucement derrière les oreilles. Il en avait eu envie depuis sa première rencontre avec un Passeur. Il lui avait fallu une grande force d'âme pour résister à la tentation, et seul le respect dû à la dignité d'Aïn l'en avait empêché jusqu'ici. Le jeune passeur devait trouver cela particulièrement agréable car, après quelques secondes, il ferma les yeux avec un air de contentement évident et se blottit contre lui, toute son attitude exprimant la plus grande satisfaction.
C'est le rire de Tannder qui le tira de l'agréable rêverie où il était plongé.
- Julien, vous êtes tombé dans le plus vieux piège de Yiaï Ho. Ce garnement vous tient à sa merci depuis un bon moment. Les jeunes passeurs essaient ça avec tous les adultes, passeurs ou humains assez naïfs pour les caresser. Parfois, ça marche. Avec vous, c'est un franc succès.
Julien cessa de gratter la tête de Yalil. À la fois amusé et, tout de même, un peu vexé, il l'agrippa fermement par la peau du cou. La raideur de ses cuisses et de ses mollets douloureux lui confirma qu'il avait dû rester accroupi assez longtemps.
- Tu n'avais pas besoin de faire ça.
- Lâche-moi !
Julien sentit que ces paroles s'accompagnaient d'une sorte de pression mentale qui visait à le faire obéir, mais le petit n'était pas de force.
- Arrête immédiatement ! Écoute-moi. Tu as l'air d'être un gentil garçon. Je suis prêt à te gratter quand tu voudras si je n'ai rien de mieux à faire. Mais n'essaie plus de jouer avec ma tête. Souviens-toi que je suis un ami de ton père, et je ne crois pas qu'il serait très content.
Julien perçut aussitôt la détresse qui s'emparait de celui qui n'était, après tout, qu'un mioche impertinent.
- N'aie pas peur, dit-il à haute voix. Je ne t'en veux pas et ni Maître Tannder, ni moi, nous ne dirons rien. Après tout, j'aurais l'air d'un idiot, n'est-ce pas ?
La question n'appelait pas de réponse. Il lâcha Yalil et le congédia d'une tape sur l'arrière train. Se redressant, il se tourna vers Tannder.
- Où est passé tout le monde ?
- Ils sont à l'intérieur. Sauf Xarax, qui doit se dissimuler quelque part dans l'herbe. Je m'étonne qu'il ne soit pas intervenu.
- Ça n'était pas vraiment nécessaire. Il n'y avait pas de danger. Il aurait terrorisé le pauvre gamin. À propos, c'est plutôt impressionnant. Quel âge est-ce qu'il peut avoir ?
- Guère plus de cinq cycles. Je pense qu'il ne recommencera pas.
- C'est ce que je lui ai conseillé. Il était persuadé que je venais pour servir. Vous pouvez me dire de quoi il s'agit ?
- C'est une longue histoire. En fait, elle est pratiquement aussi vieille que les Neuf Mondes. J'aurais dû vous en parler, pardonnez-moi.
- Nous avions d'autres soucis.
- Pour résumer, les passeurs ont décidé d'aider les humains quand les humains se sont déclarés prêts à les faire profiter de leur habileté manuelle. En gros, des humains se chargent de tout ce que les passeurs ne peuvent pas faire par manque d'un pouce opposable aux pattes avant et ils leur assurent un haut niveau de confort. Ils leur confectionnent aussi une nourriture sophistiquée qu'ils préfèrent de beaucoup à des proies crues et des baies sauvages, même s'ils peuvent encore y recourir en cas de besoin. En échange, les passeurs assurent dans tout l'Empire les services que vous connaissez et, grâce au tarif élevé de leurs prestations, rétribuent fort honnêtement les humains qui les servent. En fait, on considère comme un privilège de pouvoir travailler un temps pour une Famille de passeurs. Mais tous les humains sur Yiaï Ho sont seulement de passage et doivent obligatoirement avoir une résidence sur leur monde d'origine. C'est une règle absolue que les passeurs sont naturellement en mesure de faire respecter. Cela a découragé toute velléité de colonisation, même chez les plus entreprenants des peuples conquérants au fil de milliers de cycles. De plus, bien que n'utilisant pas d'écriture, les passeurs on développé une culture extrêmement subtile et raffinée. Ce sont essentiellement des philosophes et des poètes, mais on compte aussi parmi eux quelques mathématiciens de génie et ils sont les seuls à avoir osé une théorisation de la physique de l'En-dehors.
Julien émit un petit sifflement admiratif.
- Eh bien ! Je suis content de m'être retenu de gratter la tête d'Aïn. Et son fils, là, m'a tout l'air d'être sacrément doué. Il a d'autres enfants ?
- Quatre autres, je crois. Deux sont déjà adultes, mais ils n'ont pas le Don. Yalil a un frère un peu plus âgé qui a commencé son entraînement et un frère plus petit qui ne verbalise pas encore.
- Pardon ?
- Il communique uniquement par des cris ou par des émotions. Comme un petit humain avant de savoir parler.
- Et Yalil, il a le Don ?
- On ne sait pas encore, il est trop jeune. Il faut attendre encore au moins deux cycles pour le savoir. Et de plus, tous les passeurs qui ont le Don ne deviennent pas des Passeurs au sens où nous l'entendons. On ne les autorise à voyager que s'ils sont assez forts pour apprendre à maîtriser leur esprit. Ça s'appelle ''ouvrir le Don''.
- Dites donc, vous avez l'air de tout savoir sur Aïn et sa famille. Vous connaissez tout le monde comme ça, dans le R'hinz ?
- Non. Mais je m'efforce de savoir un maximum de choses sur ceux qui vous approchent. Et pour le reste, comme la culture des passeurs, ce ne sont que des choses que tout le monde sait plus ou moins.
- Tout le monde, sauf moi. Il va falloir que je m'instruise sérieusement.
- Alors, laissez-moi vous renseigner un peu plus. Les passeurs ont deux langues vocales : ils peuvent massacrer le tünnkeh comme vous l'avez entendu faire par Aïn, par exemple, mais ils ont aussi un langage propre qu'ils utilisent pour communiquer lorsqu'ils ne peuvent pas se toucher et communiquer mentalement, ce qu'ils préfèrent de beaucoup. Ils évitent de se parler ainsi en présence d'étrangers lorsqu'ils sont hors de leur monde mais ici, attendez-vous à subir leurs glapissements. C'est assez désagréable.
- Merci, j'essaierai de ne pas grincer des dents.
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Je réponds aux louanges (méritées ou non) comme aux critiques pourvus qu'elles demeurent courtoises.
« Il n'est pas d'éloge flatteur sans la liberté de blâmer » (Beaumarchais)